
L’an dernier, j’ai tondu seule quasiment toute la saison, alors que je n’aime pas ça.
Le côté humain, le travail d’équipe faisaient partie de ce qui m’avait donné envie d’exercer ce métier. Au fil des semaines, je me suis rendu compte que je devenais aigrie, que je ne prenais plus plaisir à ce que je faisais. Le réveil qui sonnait à 5h me pesait, le matin je n’avais plus envie d’y aller, le soir en rentrant je râlais. Je voyais que je commençais à m’énerver après les éleveurs ou les brebis. Or ce métier-là est trop dur pour être fait en renâclant. Quant aux moutons, ils n’y sont pour rien, ils n’ont pas à payer pour une situation qui me fait souffrir.
Et je n’accepte plus -comme je le faisais autrefois- de m’ennuyer au travail. Le temps passé à vivre vaut plus cher que l’argent qu’il rapporte dans un labeur déplaisant. La vie est trop courte pour en gaspiller un tiers chaque jour. Mon métier doit me plaire et me permettre de m’épanouir. Sans quoi je m’en vais.
Je me suis posé la question d’arrêter ce métier, ou bien de le faire autrement.
Deuxième option retenue pour cette année.
Alors, dès que je le peux, je cherche à ce que nous soyons deux tondeurs.
C’est le cas aujourd’hui, Jacques sera avec moi pour les cent cinquante brebis suffolk d’Hubert. Il y a vingt ans, Jacques était tondeur, avant de devenir éleveur. Il ne tond plus beaucoup, à part ses propres moutons, mais c’était lui qui venait ici, à la ferme du Bois-Menu, avant qu’il ne me passe le relais. Il a accepté quand je lui ai proposé de venir avec moi chez Hubert.
Pour des raisons d’organisation, nous faisons deux voitures, mais je propose à Jacques de le retrouver chez lui, à la ferme des Mauvas, et de le suivre. Car la ferme d’Hubert a beau être proche de chez moi, encore faut-il la trouver. Je me souviens qu’à l’entrée du village on tourne à gauche, mais ensuite, c’est un dédale de pistes et de toutes petites routes, de carrefours et de pattes d’oie sans pancarte. Déjà l’an dernier, je craignais de ne pas retrouver, alors j’avais mis le GPS. Bien mal m’en a pris…
Certes, ce jour-là, j’ai découvert des routes.
Même un château dont je ne soupçonnais pas l’existence, à seulement dix kilomètres de la maison. C’était presque irréel, cette sensation d’un monde inconnu, chez moi, au lever du jour.
Mais après le château, mon smartphone m’a indiqué de tourner vers la forêt, et c’est là que les ennuis ont commencé.
La route est vite devenue une allée forestière, de plus en plus étroite. Quelques centaines de mètres plus loin, j’avais hésité à rebrousser chemin. Mais il était impossible de faire demi-tour, j’avais le choix entre continuer, ou faire une marche arrière interminable. Plus loin, le chemin descendait, de plus en plus abrupt. Je commençais à deviner la suite logique : au bout de la descente, cela va devenir boueux, avant de remonter. Surtout en ce fichu printemps où il pleut tous les jours, depuis des mois. Je risque de m’embourber, et de devoir appeler Hubert pour qu’il vienne me sortir avec le tracteur. Je serais piteuse, et cela ne va pas nous donner d’avance pour la journée. Il est 6h45, nous avons rendez-vous à 7h. Je maudis le GPS et ses itinéraires stupides.
Finalement, ça passe…
J’arrive avec quinze minutes de retard à la ferme, mais je suis quand même soulagée de m’en être sortie avoir besoin d’appeler à l’aide. Hubert et son beau-père sont prêts pour la journée de tonte et m’attendent devant la bergerie. Je m’excuse du retard et leur explique ma mésaventure. « T’es passée par le ravin ?! » s’exclame Hubert.
-Ah ? Tu appelles ce chemin comme ça …?
– Oui, j’y passe avec le 4×4, mais je ne m’y aventure jamais avec la voiture. T’as eu de la chance d’en sortir »
Donc cette année, je suis la voiture de Jacques, sereine et détendue. Comme la plupart des agriculteurs, il a une connaissance fine du territoire. ( Un jour, il faudra que je parle de la relation que les paysans entretiennent avec le territoire. Elle est singulière. )
Comme l’année passée, Hubert et Daniel nous accueillent, prêts à commencer, au bout du tunnel d’élevage.
Dans cette ferme, la tonte se passe bien.
Hubert veille à ce que tout soit bien organisé pour ne pas nous faire perdre de temps, et l’ambiance est sympa. Par contre c’est épuisant, car les brebis sont très, très bien soignées et nourries, donc lourdes. Parmi les premières, plusieurs m’échappent, et mon ego de tondeur en prend un coup. Qui plus est devant un collègue.
En pareil cas : analyser à quel moment les brebis parviennent à me la faire à l’envers, comprendre où est le problème, en revenir à la technique pure, s’adapter aux bêtes. Je remarque que leur peau est un peu flasque, et fait des plis. Du coup elles se sentent piquées par le peigne de la tondeuse, cela les agace et elles se débattent, et comme elles sont bien plus lourdes et plus fortes que moi, elles me dégagent. Alors je me concentre pour éviter ça, je veille à la position de mon peigne, bien à plat pour ne pas piquer, je resserre mes jambes pour que la brebis perçoive mon contact. Comme elles sont en trèèèès bonne santé, leur laine est belle et se tond facilement, ce qui me permet d’accélérer mon rythme pour aller plus vite qu’elles ne gesticulent. Peu à peu cela se passe mieux.
Dans le lot des jeunes brebis, je m’exclame « Mais c’est une agnelle ça ?! » alors qu’Hubert arrive sur mon plancher avec une bête avoisinnant les quatre-vingt, quatre-vingt-dix kilos. Il me lance « C’est une antenaise ! » Ok, mais même si elle a six mois ou un an de plus que les autres, c’est quand même une bête énorme. Jacques relève la tête et rit de la scène. Cela dit, c’est l’hôpital qui se moque de la charité, car ses propres brebis sont du même gabarit.
Nous terminons de tondre le troupeau à 13h et Hubert est content. On n’a pas à s’y remettre l’après-midi, c’est parfait. On va pouvoir boire l’apéro et manger tranquilles.
En ce qui me concerne, j’ai quand même encore un petit lot de moutons à tondre dans une autre ferme, avec des bêtes difficiles, donc doucement sur l’apéro, la raclette et les glaces. Chez Hubert, on est bien accueilli, sa mère nous prépare un repas copieux, et apprécie que l’on se serve, resserve et re-re-serve. Pour ne pas la vexer en refusant, j’explique que cet après-midi, il faut que je me replie…
Cette réponse fait toujours mouche.